SLOW MOOD

Patrice Mathieu, co-fondateur de l’agence Out of the Box

Désapprendre et réapprendre

Nous y sommes. Face à cette suite qui ne dit pas son nom. Sachant que le chapitre d’avant – celui de la crise sanitaire – n’est pas achevé. La suite ne peut, et ne va pas s’affranchir de ce présent qui nous colle aux masques. C’est même une donnée nouvelle, à intégrer dans notre logiciel quotidien qui doit s’adapter en se redéfinissant. Vivre avec le virus, c’est comme vivre avec celui qui n’est pas invité, mais qui a tous les droits. Celui de se vautrer un peu partout à son aise, en prenant des formes et des poses qui s’imposent à nous. Dépassé le « il ne passera pas par moi », pour intégrer l’idée qu’il ne nous abandonnera que quand il aura droit de cité : par une immunisation majoritaire ou par le bouclier vaccin qui est une autre manière de l’avoir sans le subir.

Pendant que cette danse, version Salomé des temps modernes, s’installe entre le virus et nous, il nous faut penser l’Après. Tous nos analystes et beaux cerveaux y travaillent sans relâche et les scenarii sont innombrables, allant du plus pessimiste, couleur destruction massive, au plus optimiste qui ne prête pas non plus à la réjouissance à court terme. Ce qui frappe dans ces analyses, c’est la volonté – comme un espoir fou – d’évaluer quelle est la part du passé, de cette vie d’avant, que nous allons retrouver. Mais pourquoi faut-il toujours que l’avenir s’écrive en fonction du passé ? Certes, il n’est pas question de nier nos histoires, notre Histoire. Mais pourquoi chercher à s’accrocher à ce qui a été, pour en attendre une version qui sera de toute façon dégradée ? Pourquoi vouloir revivre ce que nous avons vécu en moins bien, alors que tout indique que ce moins bien ira du « presque-pas-tout-à-fait-pareil » au vague souvenir oublié tellement la bascule semble vouloir être nette ?

Nous devons faire le deuil de ce formidable motto de nos ainés (« c’était mieux avant »), qui avait un petit côté réac, faisait souvent sourire, et qui va sonner désormais comme une incantation délirante. Il nous faut maintenant accepter que nous ne reviendrons pas en arrière. Nous ne retrouverons pas cette part de confort de ce que nous avions l’habitude de faire ou de vivre. Parce que ce qui se déconstruit ne pourra pas être reconstruit à l’identique. Et d’ailleurs, quel intérêt ? À part celui de ne pas faire l’effort d’un changement que l’on voudrait voir réservé aux autres. Ce changement, il s’impose à tous. Parce que nous voyons bien que c’est notre interdépendance qui régit la loi de nos mouvements de société.

Pour réussir cette conversion en mode « nouvelle quête d’un bonheur qui se cherche », il paraît opportun de commencer par « désapprendre ». Perdre ces réflexes qui nous invitent au copier-recoller et qui risquent de nous engager dans des impasses, parce que ce qui fonctionnait hier ne fonctionnera plus demain. Nous devons accepter le vertige de la page blanche sans élastique pour apprendre à planer autrement. Il n’est plus possible d’avancer en pensant que gérer c’est prévoir. Non, gérer c’est envisager, c’est imaginer, c’est expérimenter. C’est pousser le « test and learn » en méthode ultime et nécessaire pour tous. C’est, chaque matin, démarrer par un « what if » et tout considérer. C’est accepter d’être naïf – donc neuf à nouveau – pour rouvrir le champ des possibles et recaler tous ceux qui nous font la leçon sur des recettes mille fois éprouvées qui ne produiront plus qu’un effet dépassé.

La pensée positive doit reprendre le pouvoir, son pouvoir d’entrevoir autre chose qu’une succession de catastrophes qui par effet cumulatif semble nous dire qu’on n’est pas proche de la sortie… La première réponse passe par un refus (et dire non en France, en général nous savons). Refus de ce qui est écrit d’avance, malheureusement inéluctable. Beaucoup d’observateurs ont rejeté le terme de guerre face à cette pandémie et ils ont raison. Pas seulement parce que son théâtre est loin des terrains que l’on connaît ; parce que ses règles s’écrivent sous la dictée des événements ; parce que les armes pour combattre sont non conventionnelles et invitent à une approche partagée, concertée. Mais, en tout premier lieu, parce qu’ici nous ne parlons pas de querelle, ni de conflit ; nous nous engageons pour un combat d’un nouveau genre. Un combat pour la vie, certes, qui se joue chaque jour dans nos hôpitaux ; mais surtout un combat pour une autre vie, celle qui se jouera demain pour ne pas fermer nos portes à nouveau face à une seconde vague d’un virus qui aura peut-être changé de nom, mais pas de mode opératoire tant il est démontré aux yeux de tous que nos fondations sont plus que fragiles. C’est ainsi que se déplace la nature du combat. Il devient combat contre nous-mêmes, contre nos mauvais réflexes, contre des modes de vie qui touchent une limite que nous avions déjà approchée, mais que nous avions refusé d’admettre. Changer n’est plus une option, mais une nécessité… vitale. Et changer pour la même chose pour un replay illusoire est une voie sans issue.

Alors pensons renaissance, pensons rupture, pensons au-delà de ce que nous savons, pour dessiner cette nouvelle trajectoire. Pensons en mode « Ground Zero Globalé » pour accueillir toutes ces idées-oxygènes et respirer le nouvel air d’un XXIe siècle bien mal engagé. Ce projet va interroger soit notre grandeur d’âme, soit notre côté minuscule. Serons-nous à la hauteur ? Sommes-nous prêts à renoncer à ce qui a été pour envisager ce qui pourrait être ? Sommes-nous disponibles pour transformer cette sidération collective en vol direct vers une formidable utopie ; y croire et s’y tenir ? C’est une question qui vaut cher, très cher. Et c’est un luxe de penser aujourd’hui que nous avons encore le choix pour demain.

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